Psychologie du racisme ordinaire

Si l’on considère le racisme comme une idéologie fondée sur la croyance qu’il existe des races et que certaines sont supérieures à d’autres, tout le monde n’est bien évidemment pas raciste. Mais nous n'échappons pas toujours aux stéréotypes ethniques, aux préjugés et aux comportements discriminatoires. La psychologie sociale et ses concepts permettent d’identifier et d’expliquer les mécanismes du racisme ordinaire, inconscient, subtil, auquel la plupart d’entre nous participe à son corps défendant. Article de Lisa Friedmann, tiré du site Scienceshumaines.com. 

 

 

"Au paradis, les Français sont les cuisiniers, les Italiens les amants, les Anglais les policiers, les Allemands les mécaniciens et les Suisses organisent le tout. Quant à l’enfer, les Anglais y sont cuisiniers, les Allemands amants, les Suisses policiers, les Français mécaniciens et le tout est organisé par les Italiens !" Jusqu’ici les stéréotypes sont amusants et inoffensifs. Mais que se passe-t-il lorsque l’on demande à des étudiants français d’associer des mots à « Maghrébins » et « Français » ? C'est ce qu'ont cherché à savoir trois psychologues, Edith Salès-Wuillemin, Marie-François Lacassage et Philippe Castel [1].

Des stéréotypes ethniques aux préjugés

Tout d’abord, on observe un biais de contraste : les différences entre les deux groupes sont accentuées plus que de raison. On ne retrouvera jamais le même mot associé aux deux groupes : les Français auront droit à "boire" "chauvin" ou "baguette", les Maghrébins à "agressif", "immigré" ou "croyant". De manière corolaire, et c'est le deuxième biais, les ressemblances au sein des groupes sont exagérées (les Français et les Maghrébins seront décrits de manière semblable par tous les étudiants). Ces biais découlent d’un souci d’économie mentale : nous simplifions notre environnement social en créant des catégories homogènes qui se distinguent facilement les unes des autres. Nous sommes là au cœur de la formation des stéréotypes. Bien que caricatural (on généralise une caractéristique saillante qui ne concerne qu’une partie du groupe), ce processus semble a priori anodin.

Seulement, un troisième biais s’observe : le biais de discrimination. Les étudiants français vont favoriser le groupe auquel ils se sentent appartenir, et pas l'autre. Comme la norme est clairement anti-raciste en France et que les sujets n’ont pas de convictions racistes, ceci va se faire de manière détournée : les sujets ne vont pas associer plus de mots négatifs aux Maghrébins qu’aux Français, mais ils vont leur associer moins de mots positifs. C’est ce que l’on nomme le racisme subtil : l’exogroupe n’est pas décrit de manière plus négative que l’endogroupe, mais de manière moins positive. Et c’est ce racisme qui est actuellement dominant en Europe occidentale et aux Etats-Unis. Le stéréotype n’est donc pas le simple fruit d’une simplification mentale, il relève d’enjeux motivationnels non conscients : il permet de distinguer positivement son groupe d’appartenance, d’avoir une image flatteuse de soi, et/ou de justifier l’existence d’une certaine hiérarchie sociale.

Ces croyances erronées que sont les stéréotypes vont influencer notre attitude (c'est-à-dire, en psychologie sociale, notre état d'esprit, et ce qui peut produire un comportement) vis-à-vis des membres d’autres groupes que le nôtre. Nous passons là des stéréotypes aux préjugés qui en découlent. Une étude montre par exemple à quel point il est difficile d’échapper aux préjugés ethniques [2]. Les sujets devaient déterminer le plus vite possible si un adjectif était positif ou négatif. Préalablement, le mot "Français" ou "Arabe" avait été présenté de manière subliminale. Résultat : le mot « Arabe » accélère l'identification des adjectifs négatifs et ralentit la reconnaissance des adjectifs positifs. Pourtant, de manière consciente, les sujets avaient associé autant d’adjectifs positifs aux Arabes qu’aux Français et leur avaient même trouvé moins de défauts qu’aux Français (effet de la norme sociale anti-raciste). Et les préjugés vont à leur tour influer sur notre manière de nous comporter lors de nos interactions sociales : nous serons plus distants et moins amicaux avec des personnes envers lesquelles nous avons des préjugés négatifs.

La prophétie s’auto-réalise

Les conséquences des stéréotypes ne s’arrêtent pas là. Les cibles de nos croyances et de nos attitudes ne sont pas insensibles et passives. A force de nourrir des attentes vis-à-vis de nos interlocuteurs de culture ou de couleur différente, ceux-ci peuvent finir par s’y conformer (l’estime de soi joue un rôle modérateur, mais elle est souvent affaiblie chez les personnes victimes de racisme). C’est ce que l’on nomme aussi l’effet Pygmalion, ou effet de confirmation comportementale. Si nos comportements vis-à-vis des personnes d’origine étrangère sont empreints de préjugés négatifs, celles-ci le ressentiront et risquent d’y répondre par un comportement déplaisant. Là encore, notre raisonnement sera biaisé : si notre interlocuteur ne fait pas partie de notre groupe, nous allons surévaluer les causes dispositionnelles (personnalité, culture) de son comportement et sous-évaluer les causes situationnelles (notre propre comportement, les remarques racistes déjà entendues).

Nous conclurons donc qu’il est mal aimable ou agressif en raison de son origine, et non parce qu’il subit des vexations quotidiennes. C’est ce qu’a montré une étude de 1976 dans laquelle des étudiants blancs étaient témoins d’une dispute entre un Blanc et un Noir. Lorsque le Blanc est agressé, les étudiants voient le Noir comme violent. A l’inverse, si c’est le Noir qui est agressé, les sujets considèrent que la réaction du Blanc est liée au contexte. Il s’agit là de ce que l’on nomme une erreur ultime d’attribution. Au final, nos stéréotypes et nos préjugés sont confortés, renforcés ! Le cercle vicieux se referme.

Malaise et discrimination

La discrimination à l’embauche selon l’origine peut être la conséquence de préjugés négatifs à l’encontre du groupe d’appartenance du candidat, mais pas forcément. La simple différence peut amener un recruteur à discriminer un candidat. En effet, nous focalisons de manière non consciente notre attention sur la différence d’une personne (voile, couleur de peau, accent…), par conséquent notre communication est perturbée, nous n’accédons plus à nos routines, nos automatismes.

De là découle un sentiment de malaise. Or, là encore, nous commettons une erreur : nous attribuons ce malaise à la personne différente de nous, et non au fait que nous nous sommes focalisés sur sa particularité et que nous en sommes perturbés. A compétences égales, un recruteur choisira donc la personne qui ne provoque pas chez lui de déplaisir, celle qui engendre le moindre "coût psychologique". Un comportement clairement discriminatoire peut par conséquent être manifesté par une personne se disant et se croyant en toute bonne foi impartiale.

Peut-on lutter ?

Ce racisme n’étant pas idéologique, il ne s’agit pas de nous convaincre de l'éviter, mais plutôt de mettre en échec nos mécanismes biaisés. Or c’est loin d’être chose facile ! Certes, on peut par exemple amener les gens de différentes origines à entrer en contact ou à coopérer afin de mieux se connaître, d’avoir plus d’informations les uns sur les autres, de partager un vécu émotionnel positif, et de moins recourir par conséquent aux stéréotypes et aux préjugés... Mais il est fort probable que les personnes rencontrées dans ce contexte soient considérées comme des exceptions, et que les conclusions de l’expérience ne soient pas généralisées à tous les membres du groupe. C’est ce que l’on retrouve souvent dans les propos des personnes racistes : "J’aime pas les Arabes mais mon copain algérien c’est pas pareil, il est pas comme les autres, c’est comme s’il était Français". De plus, nous allons porter une attention sélective aux informations qui viennent confirmer nos stéréotypes (biais de confirmation des attentes). Par exemple, on ne va percevoir et mémoriser que les informations relatives à l’origine ethnique dans les faits de délinquance. Ceci va nous amener à surévaluer la corrélation entre origine et délits. Nous sommes même capables de transformer la réalité pour qu’elle vienne confirmer nos a priori : "Ce cambriolage, c’était pas des gitans par hasard ?" 

Le stéréotype est donc très résistant au changement. Par contre, il est possible de l’inhiber dans certaines circonstances. En effet, les ressources cognitives ne sont pas illimitées, et si notre attention est orientée vers autre chose que la différence ethnique de notre interlocuteur, alors stéréotypes et préjugés n’auront pas le loisir de s’activer. De même, si nous disposons de suffisamment d’informations singulières sur la personne que nous rencontrons, nous ne l’assimilons pas à son groupe d’appartenance (il s’agit là d’un processus de "décatégorisation". Les approches sociocognitives préconisent aussi de travailler à ce que des groupes qui se jugent différents se perçoivent comme membres d’un groupe plus large ("recatégorisation"), ou au contraire que chacun prenne conscience qu’il existe de multiples sous-groupes ("sous-typage") au sein de l’exogroupe, du groupe qui n'est pas le nôtre, et que l’on ne peut pas établir de généralités.

Alors, tous un peu racistes ?

Aucun de nous n’échappe aux stéréotypes. Il s’agit de croyances socialement partagées, et il est aussi facile de les activer chez des personnes non racistes que chez des personnes racistes. En revanche, selon nos convictions, nous lutterons plus ou moins activement contre le recours aux stéréotypes dans nos jugements. Malgré cela, nous avons vu que nous pouvions avoir des préjugés sans nous en rendre compte, et qu’il serait dangereux de se croire incapable de comportements discriminatoires.

Et pour convaincre les sceptiques, une étude récente menée aux Etats-Unis montre qu’il est difficile de prédire son comportement dans certaines situations sociales [3]. Des étudiants blancs observent une scène : deux compères, l’un noir, l’autre blanc, discutent entre eux, quand soudain l’homme noir sort de la pièce après avoir tapé sur le genou de son interlocuteur. Ce dernier adopte une des trois réactions suivantes : il ne réagit pas, il dit qu’il n’aime pas quand les Noirs se comportent ainsi, ou il formule une insulte raciste. On demande ensuite aux sujets de dire s’ils préfèreraient réaliser une tâche en commun avec le Blanc ou le Noir. Lorsque le Blanc n’a pas fait de commentaire, plus de la moitié des étudiants préfèreraient travailler avec lui, alors qu’ils sont moins de la moitié lorsqu’il a fait une remarque plus ou moins raciste. Ici déjà, on s’interroge : pourquoi pas 50-50 lorsque le Blanc n’a rien dit ? Mais le plus surprenant reste à venir. Les chercheurs réitèrent l’expérience en faisant des sujets non plus des observateurs, mais des acteurs (ils doivent réellement réaliser une tâche commune avec une des deux personnes). Là, plus de la moitié des étudiants souhaitent travailler avec le Blanc, et ceci, quelle qu’ait été sa réaction vis-à-vis de la personne noire !Et si certains avaient envie de penser que les Américains sont plus racistes que les Français, il s’agirait là d’un stéréotype…

 

[1] Lacassagne, M.-F., Salès-Wuillemin, E. & Castel, P. (2001). La catégorisation d’un exogroupe à travers une tâche d’association de mots. Textes sur les représentations sociales, 10, 7.1-7.11.

[2] Dambrun, M., Guimond, S., & Michinov N. (2003). Les composantes automatique et contrôlée des préjugés ethniques. Revue Internationale de Psychologie Sociale, 16, 71-96.

[3] Landau, E. You may be more racist than you think, study says. In : CNN Health [en ligne]. 7 janvier 2009.